Collectif bordelais Contre les Abus Policiers
Le 27 mai 2020
À un mois de l’entrée en vigueur de la loi dite « Avia » contre la haine en ligne, des activistes LGBT français s’inquiètent de la censure injustifiée dont ils et elles viennent de faire les frais sur les deux réseaux sociaux américains.
Pour ces militant·e·s et activistes LGBT, l’alerte est sérieuse. Depuis une dizaine de jours, plusieurs de leurs comptes sur Twitter et Facebook ont été suspendus, leurs messages effacés, leur possibilité de publier réduite.
Avant que peu à peu les choses reprennent leur cours habituel.
Comme il est d’usage avec les réseaux sociaux, les raisons de cette censure n’ont pas été clairement indiquées aux propriétaires des comptes en question.
Mais pour elles et eux, il ne fait aucun doute que c’est l’emploi des mots et expressions « PD », « pédé », « pédale », au pluriel ou au singulier, qui est à l’origine de leurs déboires.
« Le terme gouine dérange moins, on n’a pas de posts censurés avec seulement ce mot… », constate l’activiste Gwen Fauchois, qui déplore un sexisme supplémentaire.
Ce que personne ne sait, en revanche, c’est comment l’opération s’est répandue d’un compte à l’autre (de proche en proche, entre différentes personnes), et d’un réseau social à l’autre (de Facebook à Twitter et vice-versa).
Les algorithmes se sont-ils mis en branle tout seuls, ou bien ont-ils été déclenchés par le signalement de certains messages ?
« On est en pré-configuration de la loi Avia », estime Gwen Fauchois, dont les comptes Facebook et Twitter ont été bloqués le 25 mai avant d’être rétablis le lendemain.
À un mois de l’entrée en vigueur, prévue le 1er juillet, de la loi contre la haine en ligne votée il y a deux semaines, ces militant·e·s s’inquiètent de ses effets secondaires redoutés, comme la silenciation de celles et ceux qui combattent les discriminations, mis dans le même sac algorithmique que ceux qui tiennent des propos violents.
Activiste du sida et des minorités, ancien vice-président d’Act-Up, aujourd’hui salarié de l’association Aides et administrateur d’une salle de consommation à moindres risques, Fred Bladou ne comprend pas comment Facebook a pu se méprendre sur son compte : « Aujourd’hui, que Facebook me taxe d’homophobie et bloque mon compte est complètement abstrait. On peut être gay et homophobe, mais c’est pas mon cas… »
Il se sent « dépossédé de 30 années de combat. C’est extrêmement violent et bizarre au plan personnel ».
Il s’étonne également de voir que ses amis ont subi les mêmes procédés : « Dans les profils censurés que je connais, dix ou onze sont des amis proches, activistes, on a fait partie des mêmes groupes : Aides, Act-Up, Oui oui oui… Aujourd’hui on est chez Irrécupérables. C’est très perturbant. »
« On a été un certain nombre à partager des posts de solidarité, et en colère », souligne Gwen Fauchois, y voyant une possible explication.
« Est-ce que c’est un hasard ? Est-ce que les réseaux sociaux testent des algorithmes plus radicaux ? », s’interroge-t-elle.
Sur Twitter, Cédric Daniel a été le premier touché par une suspension de son compte, lundi 18 mai, pour une « infraction » aux règles « relatives aux informations de profil inappropriées ».
À savoir : « Il est interdit d’utiliser votre nom d’utilisateur, votre nom d’affichage ou la biographie de votre profil pour vous livrer à des comportements inappropriés, notamment tout harcèlement ciblé ou toute expression de haine envers une personne, un groupe ou une catégorie protégée. »
Cette bio « un peu frontale » (voir ci-dessus) figure sur son compte « depuis au moins deux ou trois ans ».
« Comme par hasard », souligne-t-il, « je suis tombé sous les radars juste après l’adoption de la loi Avia ».
S’il a pu récupérer son compte dans les 48 heures, et sans changer sa bio, il y a eu depuis « une accélération » : « Ça se multiplie à une vitesse phénoménale ces derniers jours », nous disait-il mardi 26 mai.
Selon lui, « les réseaux sociaux se sont dit qu’ils allaient être sur la sellette ».
Au-delà du désagrément qu’est la suspension d’un compte, Fred Bladou y voit également un danger pour les actions menées en ligne.
« Ça nous interroge vraiment sur l’avenir des cyberactions. Depuis Valls et la loi travail, il y a eu un durcissement de la répression sur la voie publique qui nous touche aussi, et nous a contraints à nous adapter, à inventer des actions 2.0 pour ne plus être interpellés. »
Il s’inquiète de ne plus pouvoir « utiliser pédé ou gouines sur les réseaux sociaux, des mots qui sont des symboles de l’autodétermination ».
« Dans le sida », explique-t-il, « on a toujours utilisé gouine et pédé, et pas homosexuel », un mot qui a longtemps désigné une maladie.
« On n’a pas envie de se définir comme homosexuel·le·s. Quant au terme gay, il est pas dans ma culture, car c’est très mainstream et pas politique. Voilà pourquoi pédé est toujours utilisé, mais il n’y a pas d’injonction. On n’oblige pas tous les gays à se définir comme ça. »
Comme de nombreux opposants au texte le redoutaient, le contexte d’une publication peut difficilement être pris en compte par une modération automatisée.
Interrogé par Mediapart, Twitter a répondu que plus de la moitié des publications étaient modérées par un algorithme : « Plus d’un tweet sur deux sur lequel nous prenons une action a désormais été surfacé proactivement grâce à notre technologie. »
L’entreprise américaine confirme avoir « accru [son] utilisation du machine learning et de l’automatisation afin de prendre plus de mesures sur les contenus potentiellement abusifs et manipulateurs ».
Elle reconnaît toutefois des ratés : « Bien que nous nous efforcions d’assurer la cohérence de nos systèmes, il peut arriver que le contexte apporté habituellement par nos équipes manque, nous amenant à commettre des erreurs. Lorsque nous en avons connaissance, nous revenons sur notre décision. »
Facebook, qui n’a pas répondu à nos questions, précise auprès de ses utilisateurs ayant fait appel qu’en raison de l’épidémie de coronavirus, « il y a actuellement moins d’examinateurs disponibles. […] Il est donc possible que nous ne puissions pas effectuer de réexamen ».
« On est légitime à dire ce qui est homophobe et ce qui ne l’est pas », revendique Gwen Fauchois.
« Le fait de déléguer aux Gafa, c’est déshabiller l’État, masquer l’absence de politique d’émancipation. On s’en prend aux symptômes. »
Alors que le dernier rapport annuel de SOS Homophobie, publié lundi 18 mai, a montré une forte hausse des violences homophobes (+ 26 %), « le fond du débat », estime Fred Bladou, « c’est juste que la macronie a besoin de redorer son blason », en l’absence de réelles politiques de lutte contre les discriminations, et alors que le vote de la loi sur la PMA pour toutes vient encore d’être reporté pour cause de coronavirus.
« Facebook et Twitter ont juste anticipé la loi », constate Fred Bladou. Si le militant pense avoir fait l’objet d’un signalement, il n’en a pas la confirmation.
« Je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête », dit-il, pour s’intéresser à lui « le week-end de l’Ascension, le vendredi à 18 heures… après dix ans sans problème ».
« Ils ont fouillé dans mon passé, j’ai reçu les alertes les unes après les autres, jusqu’à cinq ans en arrière. »
Fred Bladou a récupéré son compte le samedi soir, puis changé sa photo de profil pour y ajouter la mention « C’est pas la loi Avia qui me rendra moins PD ».
Résultat, « dimanche, nouvelle censure pour trois jours ».
« Quels que soient les reproches qu’on peut faire à la justice », poursuit Gwen Fauchois, « les décisions sont prises avec des débats publics. Là, on est dans l’opacité, on ne sait pas pourquoi tel post, telle personne sont visés. »
« Ça va toucher toutes les minorités », redoute-t-elle. « On va se retrouver avec cette épée de Damoclès. »
L’activiste lesbienne pense également à tous les anonymes, dont les comptes ne sont pas aussi suivis que ceux des militant·e·s dont il est ici question, et qui ont pu subir la même censure : « On n’a pas de témoignages, cela ajoute aussi de l’injustice. »