Collectif bordelais Contre les Abus Policiers
Le 16 juin 2020
Selon des archives déclassifiées de la CIA, l’ancien chef du gouvernement socialiste espagnol a validé la création des GAL, des mercenaires chargés d’éliminer des militants d’ETA en Espagne et en France, dans les années 1980. Felipe González a toujours nié toute responsabilité.
La scène remonte à mars 2016 au Congrès des députés à Madrid. Elle correspond à l’un des moments de tension maximale entre PSOE (socialistes) et Podemos (gauche critique). Pablo Iglesias, à la tête de Podemos, s’emporte ce jour-là contre les socialistes, et accuse leur figure totem, Felipe González, d’avoir « les mains tachées de chaux vive ».
Le député faisait référence aux supposées responsabilités de celui qui fut chef du gouvernement espagnol de 1982 à 1996, dans la « sale guerre » menée par les GAL, les Groupes antiterroristes de libération, contre les terroristes d’ETA, de 1983 à 1987.
À l’époque, la sortie d’Iglesias provoque un tollé. Y compris au sein de Podemos, où le numéro deux d’alors, Íñigo Errejón, désapprouve la stratégie de confrontation. Face aux protestations dans l’hémicycle, Iglesias enfonce le clou : « Nous allons vous dire vos vérités en face. »
Alors que PSOE et Podemos sont parvenus en janvier 2020 à former une coalition pour gouverner à Madrid, les fantômes de la « sale guerre » des GAL font leur retour.
Un article publié le 14 juin par le quotidien ultra-conservateur La Razón exhume une archive récemment déclassifiée de la CIA, l’agence de renseignement des États-Unis, qui affirme sans détour que le gouvernement González a validé la mise sur pied des GAL.
« Felipe González a convenu de la création d’un groupe de mercenaires pour combattre des terroristes, en dehors de tout cadre légal », lit-on dans un rapport de la CIA rédigé en 1984, et intitulé Espagne : terrorisme basque et réponse gouvernementale.
L’hypothèse n’est pas nouvelle en Espagne. Mais c’est la première fois qu’elle apparaît dans un document officiel de cet ordre, et sans précaution particulière.
La CIA écrit à l’époque que les GAL « ont semé la peur et la désorganisation parmi les rangs des “etarras” [des militants d’ETA] en fuite ». Les mercenaires des GAL « ne seraient pas forcément espagnols, et auraient pour mission d’assassiner des leaders d’ETA en Espagne et en France ».
À l’époque de la rédaction du rapport, comme le rappelle Público, les paramilitaires avaient déjà tué neuf personnes dans le sud de la France.
Les GAL représentent l’une des pages les plus sombres de l’Espagne démocratique, ouverte après la mort de Franco en 1975. Ces mercenaires espagnols, français et portugais, chargés d’« assassiner les assassins » en ciblant les membres d’ETA et leurs proches, sont responsables de la mort d’une trentaine de personnes, de 1983 à 1987 – et de dizaines d’autres blessées.
Certaines des victimes n'avaient rien à voir avec ETA, les GAL appliquant une stratégie de terreur qui impliquait des mitraillages de bars.
Alors que François Mitterrand refuse d’extrader des militants d’ETA réfugiés sur le sol français, les GAL, avec l’aide du gouvernement espagnol, vont surtout opérer en France.
Le document de la CIA évoque des « connexions » des GAL avec des membres d’extrême droite, dans les milieux de la mafia, de l’OAS ou de la Légion étrangère.
« La publication de ces documents déclassifiés de la CIA n’apporte pas d’éléments nouveaux mais vient s’ajouter aux faisceaux d’informations déjà disponibles et connues, précise Emmanuel-Pierre Guittet, qui publie à l’automne un ouvrage sur le sujet. La CIA, au même titre que les services de renseignement français, n’était pas dupe de la situation instable de l’Espagne et de la continuité des institutions franquistes dans l’Espagne démocratique. »
« Les escouades de mercenaires espagnols, français et portugais des GAL ont agi sur les indications des services espagnols et ont bénéficié des caisses noires de l’État, poursuit Guittet, chercheur au Centre d’étude sur les conflits, liberté et sécurité (CECLS). Les différents jugements que nous avons eus en Espagne, en France et au Portugal depuis 1995 l’ont parfaitement démontré. » Il perçoit dans cet épisode « la permanence d’une culture et d’un savoir-faire franquiste de la répression recourant à des tiers pour en finir avec l’ETA, en utilisant les mêmes armes que l’ennemi désigné ».
Le rapport de la CIA lu par La Razón contient encore des passages censurés, soit pour protéger des sources de la CIA de l’époque, soit pour taire les parcours des mercenaires recrutés par les GAL.
Même si plusieurs responsables politiques dans l’entourage de González ont été condamnés à la fin des années 1990 – dont les ex-ministres de l’intérieur José Barrionuevo et José Luis Corcuera, ou encore l’ancien patron du PSOE au Pays basque, Ricardo García Damborenea –, González, lui, a toujours nié toute responsabilité.
Certains des socialistes condamnés à l’époque l’avaient pourtant directement mis en cause, durant le procès.
Dans cet entretien accordé en 1995 à la télé publique espagnole, le chef du gouvernement d’alors insistait: « Le gouvernement n’a jamais rien fait » (voir la vidéo ici).
Après la publication de l’article, EH Bildu, coalition de formations de la gauche indépendantiste basque, a exigé la formation d’une commission d’enquête sur les archives de la CIA, et la convocation devant les députés du Congrès à Madrid de Felipe González – qui continue par ailleurs de signer des tribunes en tant que président du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe 2020-2030.
Alors que les Basques élisent leurs députés régionaux le 12 juillet, Arnaldo Otegi (EH Bildu) s’est aussi indigné du faible écho médiatique de ces révélations en Espagne.
La remarque vaut aussi pour la France, alors que les GAL sont responsables de l’une des vagues d’attentats les plus meurtrières sur le sol français en temps de paix. « Les GAL sont aussi une histoire française, insiste Emmanuel-Pierre Guittet. Il ressort clairement de chaque étape des procédures judiciaires espagnoles qu’il y avait une volonté et des moyens financiers du côté de la hiérarchie de la police espagnole pour charmer, constituer et payer des informateurs au sein des services de police français suivant une politique espagnole initiée sous Franco. »
Mais les informations sur l’ampleur de cette coopération restent aujourd’hui encore maigres.