Pioché sur Article XI
Lundi 27 septembre 2010, par Lémi et JBB
On l’ignore souvent, mais le maintien de l’ordre à la française est considéré dans le monde entier comme un modèle à suivre. En parcourant le livre que le journaliste David Dufresne a consacré au sujet, Maintien de l’ordre, on comprend pourquoi : son tableau d’une machine aux rouages bien huilés, ne laissant rien au hasard, est aussi effrayant que captivant. Entretien.
D’aucuns ne pensent qu’à ça, mettre des bâtons dans leurs roues. Mais il faut bien l’avouer : ceux d’en face sont bien meilleurs à ce jeu-là, dominant la partie de la tête (casquée) et des épaules (bovines). Parce qu’ils sont mieux équipés ? Sans doute. Parce qu’ils sont plus bêtement violents ? Peut-être. Parce qu’ils sont mieux entraînés ? Soit. Mais aussi pour une raison moins triviale : ils nous connaissent par cœur, quand la réciproque n’est pas forcément vraie. Sortis des incantations, aussi motivantes que faciles - "CRS-SS", "flics, porcs, assassins", etc… - et de la posture idéologique, l’évidence s’impose : s’ils se targuent un brin rapidement d’avoir fait de leur métier une science, les acteurs du maintien de l’ordre à la française maîtrisent leur sujet. Eux évoluent sans cesse, réfléchissent, multiplient les ReTex [2] après chaque manifestation, encadrent minutieusement les mouvements sociaux (par la discussion comme par la force), tentent de prévoir chaque débordement - jusqu’à établir un prévisionnel de la casse "acceptable" - et s’ingénient à ne guère laisser d’espace à tous ceux qu’ils voient comme des perturbateurs.
Connaître l’ennemi, eux le font très bien. Corollaire logique : il nous faudra en passer par là si nous souhaitons un jour infléchir - voire inverser - le rapport de force. Comprendre comment ils fonctionnent et s’organisent. Découvrir leurs modes opératoires. Et saisir leur logique - parfois, leur absence de logique.
Pas sûr que le journaliste indépendant David Dufresne ait écrit Maintien de l’ordre, enquête [3] dans cet esprit. Qu’importe : son livre, précis et passionnant, fournit la meilleure des clés d’entrée dans ce monde, étrange et bizarrement fascinant, du maintien de l’ordre. De la répression de la révolte de novembre 2005 aux discussions conduites entre les représentants des étudiants et ceux du préfet de Paris à la veille de la manifestation anti-CPE du 23 mars 2005 [4], de la création des CRS à la Libération aux récentes théories de gestion des foules [5], des bureaux de la place Beauvau aux geôles de garde-à-vue des commissariats, David Dufresne livre un complet panorama. Et dresse un très instructif tableau des enjeux et stratégies du maintien de l’ordre, ainsi que de leurs évolutions.
L’auteur (dont tu peux retrouver une partie du travail sur Davduf.net) est depuis passé à autre chose - le livre date de la fin 2007 - , réalisant notamment un très remarqué webdocumentaire sur le système carcéral américain, Prison Valley, avant de se plonger dans la rédaction (en cours) d’un livre sur l’affaire de Tarnac - ouvrage qui s’annonce prometteur [6]. D’avoir les neurones plongés en plein plateau des Millevaches ne l’a pas empêché de répondre par le détail à nos questions. Démonstration.
Tu abordes dans ton livre la question de la « co-production » du maintien de l’ordre, par les manifestants et les forces de l’ordre. C’est quelque chose d’assez peu connu…
Il faut préciser que c’est un phénomène essentiellement parisien, les choses étant différentes en province. A Paris, où la préfecture de Police est un véritable État dans l’État, une manifestation doit obligatoirement être déclarée : si tel n’est pas le cas, la manif est jugée illégale. Dès lors, la préfecture de Police considère qu’elle peut intervenir dès les premières minutes de l’attroupement, sans attendre le moindre début d’incident. Reste que certains manifestants parisiens préfèrent ne pas déclarer leur manifestation, avec l’espoir de l’effectuer en catimini sinon… en paix. Ce qui n’est pas garanti : l’encadrement policier des manifs “sauvages” est présent la plupart du temps, et se montre d’emblée plus violent, plus dur, en tenue offensive (dite « Robocop » dans les rangs mêmes de la police), qu’en cas de manifestation déclarée [7].
Dans le cas où l’itinéraire du cortège est préalablement déposé en préfecture, policiers et manifestants entament alors des discussions. C’est une forme de marchandage, où tout est calculé. Par exemple : si le pouvoir (la mairie, le gouvernement, un ministère, que sais-je) veut montrer que la manifestation sera un flop, et si les organisateurs confient aux policiers qu’ils n’attendent pas grand monde, la manif sera envoyée sur les grands boulevards, car les larges avenues, c’est la meilleure manière de donner une impression de vide, de raté militant. Autre exemple : la manifestation ne pourra s’approcher de « quartiers interdits » (c’est l’expression) — notamment l’Élysée ou les alentours de l’Assemblée Nationale —, sauf si cette manif est plutôt bien vue des pouvoirs en place. Ou, mieux encore, si cette manifestation sert des luttes internes au pouvoir. Ce fut le cas, par exemple, lors du mouvement anti-C.P.E., où la rivalité Sarkozy (à l’Intérieur) versus Villepin (à Matignon) a pu jouer sur certaines décisions de la préfecture de Police de Paris, alors aux ordres du premier.
D’une manière générale, il existe un certain nombre de points de « co-production », sur lesquels flics et organisateurs ont les mêmes intérêts ; ils se retrouvent notamment sur l’idée d’éviter à tout prix la mort d’un manifestant. Des deux côtés, et même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, personne ne veut revivre le drame de la mort de Malik Oussekine de décembre 1986.
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http://www.article11.info/spip/David-Dufresne-Chaque-bataille-de